Je l’ai déjà dit, mon père n’entendait pas souvent à rire. Sauf de ses propres blagues un peu douteuses. Il avait la répartie cinglante, des métaphores bien à lui et un nombre assez restreint d’amis.
Je vous offre donc trois de ses expressions favorites dont, croyez-moi, il n’était pas très glorieux d’être qualifié.
La première, j’en ai parlé hier à propos de l’une de nos voisines : être un grand talent
C’est-à-dire un savant amalgame de : se penser bon, péter plus haut que le trou, avoir une grande gueule, vouloir tout contrôler, être une germaine et j’en passe. Vous avez saisi de toute façon. Eh bien, tout ça pour dire que mon cher papa exécrait ce genre de personnage tonitruant qui déplaçait trop d’air pour lui.
La seconde, une pièce d’anthologie paternelle : avoir mal aux cheveux
Elle me fait rire celle-là. C’est tout de même une belle image. Quand il disait de quelqu’un que celui-ci avait mal aux cheveux, mon père était loin de lui faire un compliment. Pour l’être rationnel et un peu sévère qu’il était, ça signifiait à la fois être un peu fou (ça ne prenait pas grand-chose pour être dans cette catégorie pour mon cher papa), dire n’importe quoi, n’être pas fort fort ou simplement avoir des croyances et des valeurs qui lui étaient étrangères.
Et enfin, la dernière, un peu pénible à entendre pour moi qui ai fait mes études supérieures en littérature : être un poète
Un peu dans l’esprit de la précédente, mais en plus évaporée, l’expression être un poète, pour mon papa, référait à un pelleteux de nuages, un rêveur, bref, un être pas sérieux et dont la société pouvait très bien se passer. À l’époque où j’étais adolescente, plusieurs spécimens de mon groupe d’amis masculin, dont certains sont devenus des artistes reconnus par la suite, appartenaient à cette dernière catégorie. Et mon père, déjà retraité (la misère, pour une adolescente, un père comme lui toujours à la maison), aimait bien en rajouter pour me faire enrager. Ça marchait grandement d’ailleurs.
Je n’ai jamais compris pourquoi il aimait tant me mettre ainsi hors de moi. Bien sûr, ça s’est calmé par la suite. Nous avons tous les deux vieilli.
Quand tu as la très grande malchance de perdre ton cher papa dans la vingtaine, prends vite l’habitude de te rappeler ses expressions favorites. Encore mieux, partage-les avec ta chère sœur et transmettez-les à votre tour à vos héritiers ébahis. Votre mémoire fera le reste.